Je suis gagné par une telle lassitude.
26
Étendue dans son lit, dans la boutique de Clampin, Vin sentait sa tête la lancer.
Heureusement, la migraine s’estompait. Elle se rappelait toujours son réveil atroce ce premier matin ; la douleur était si forte qu’elle parvenait à peine à réfléchir, sans parler de bouger. Elle ignorait comment Kelsier avait réussi à continuer, menant les vestiges de son armée en lieu sûr.
Il s’était écoulé plus de deux semaines depuis. Quinze journées complètes, et sa tête lui faisait encore mal. Kelsier lui disait que c’était une bonne chose. Il affirmait qu’elle devait s’entraîner à ce qu’il appelait « l’abus de potin », habituer son corps à fonctionner au-delà de ce qu’il croyait possible. Mais malgré ses propos, elle doutait que quelque chose d’aussi douloureux puisse être « bon » pour elle de quelque manière que ce soit.
Bien entendu, c’était un talent qui pouvait se révéler utile. Elle le reconnaissait, à présent que sa tête la lançait moins. Kelsier et elle étaient parvenus à rejoindre le champ de bataille en moins d’une journée. Le trajet de retour avait pris deux semaines.
Vin se leva et s’étira avec lassitude. Ils étaient rentrés depuis moins d’une journée, en réalité. Kelsier avait dû veiller la moitié de la nuit pour expliquer les événements aux autres membres de la bande. Mais Vin avait été ravie d’aller directement se coucher. Les nuits passées à dormir sur la terre dure lui avaient rappelé qu’un lit confortable était un luxe qu’elle commençait à tenir pour acquis.
Elle bâilla, se massa de nouveau les tempes, puis enfila une robe de chambre et se dirigea vers la salle de bains. Elle constata, ravie, que les apprentis de Clampin avaient pensé à lui préparer un bain. Elle verrouilla la porte, ôta sa robe de chambre et se glissa dans l’eau chaude et légèrement parfumée. Avait-elle vraiment trouvé un jour ces parfums nauséabonds ? Ils l’auraient certes rendue moins discrète, mais ce prix paraissait dérisoire pour se débarrasser de la crasse et de la saleté amassées pendant le voyage.
En revanche, ses cheveux longs l’agaçaient toujours. Elle les lava et les peigna pour en ôter les nœuds, tout en se demandant comment les dames de la cour supportaient de les avoir jusque dans le dos. Combien de temps devaient-elles passer à se peigner et à se pomponner avec l’assistance d’un serviteur ? Les cheveux de Vin ne lui atteignaient même pas encore les épaules, et pourtant elle détestait déjà l’idée de les laisser pousser davantage. Ils allaient voler dans tous les sens et lui cingler le visage quand elle sauterait, sans parler de fournir à ses adversaires quelque chose à quoi s’accrocher.
Son bain terminé, elle regagna sa chambre, enfila une tenue pratique et descendit. Des apprentis s’affairaient dans l’atelier et les gouvernantes travaillaient à l’étage, mais la cuisine était silencieuse. Clampin, Dockson, Ham et Brise prenaient leur petit déjeuner. Ils levèrent les yeux lorsque Vin entra.
— Quoi ? demanda-t-elle d’une voix grincheuse en s’arrêtant sur le pas de la porte.
Le bain avait apaisé sa migraine, mais elle palpitait toujours légèrement au creux de sa tête.
Les quatre hommes échangèrent des coups d’œil. Ham prit la parole en premier.
— On parlait simplement de la situation du plan à présent que notre employeur et notre armée ont disparu.
Brise haussa un sourcil.
— Situation ? Voilà une manière intéressante de présenter les choses, Hammond. J’aurais plutôt dit « inapplicabilité ».
Clampin acquiesça d’un grognement et tous les quatre se tournèrent vers Vin pour jauger sa réaction.
Pourquoi est-ce qu’ils se soucient autant de mon opinion ? se demanda-t-elle en entrant dans la pièce et en tirant une chaise.
— Tu veux manger quelque chose ? demanda Dockson en se levant. Les gouvernantes de Clampin ont préparé des galettes pour qu’on les…
— De la bière, répondit Vin.
Dockson hésita.
— Il n’est même pas encore midi.
— De la bière. Tout de suite. S’il vous plaît.
Elle se pencha en avant, croisa les bras sur la table et y posa la tête.
Ham eut le toupet de glousser.
— Abus de potin ?
Vin hocha la tête.
— Ça va passer, dit-il.
— Si je ne meurs pas avant, grommela Vin.
Ham gloussa de nouveau, mais sa légèreté paraissait forcée. Dox tendit une chope à Vin puis se rassit en jetant des coups d’œil aux autres.
— Alors, Vin. Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
— Je n’en sais rien, répondit-elle en soupirant. L’armée était plus ou moins au cœur de tout, non ? Brise, Ham et Yeden ont passé tout leur temps à recruter ; Dockson et Renoux s’occupaient des fournitures. Maintenant que les soldats ne sont plus là… Eh bien, il ne reste que le travail de Marsh auprès du Ministère et les attaques de Kelsier contre les nobles – et il n’a besoin de nous pour rien de tout ça. La bande n’a plus aucune utilité.
Le silence retomba.
— Elle présente les choses de manière tellement directe que c’en est déprimant, déclara Dockson.
— L’abus de potin a souvent cet effet, répondit Ham.
— Et vous, d’abord, quand est-ce que vous êtes rentré ? demanda Vin.
— Hier soir, pendant que tu dormais, dit Ham. La garnison nous a renvoyés tôt, en tant que soldats à temps partiel, pour ne pas avoir à nous payer.
— Alors ils sont toujours là-bas ? demanda Dockson.
Ham hocha la tête.
— Ils pourchassent le reste de notre armée. La garnison de Luthadel a libéré les troupes de Valtroux, qui avaient été pas mal esquintées par le combat. La majorité des troupes de Luthadel devrait rester absente un bon moment, comme elle est partie chercher les rebelles – apparemment, plusieurs groupes assez importants se sont séparés de notre armée principale et ont fui avant le début de la bataille.
La conversation céda la place à un nouveau silence. Vin buvait sa bière à petites gorgées, davantage par dépit que dans l’espoir qu’elle l’aiderait à se sentir mieux. Quelques minutes plus tard, des pas résonnèrent dans l’escalier.
Kelsier entra dans la cuisine d’un pas majestueux.
— Bonjour, tout le monde, dit-il avec son entrain coutumier. Encore des galettes roulées, je vois. Clampin, il va vraiment falloir que tu engages des domestiques un peu plus créatifs.
Malgré son commentaire, il s’empara d’une galette cylindrique et en prit une large bouchée, puis sourit aimablement tout en se versant à boire.
La bande garda le silence. Les hommes échangèrent des coups d’œil. Kelsier resta debout, s’adossant au placard tandis qu’il mangeait.
— Kell, il faut qu’on parle, dit enfin Dockson. Il n’y a plus d’armée.
— Oui, répondit Kelsier entre deux bouchées. J’ai remarqué.
— La mission est foutue, Kelsier, dit Brise. C’était une belle tentative, mais on a échoué.
Kelsier marqua une pause. Il fronça les sourcils, reposant sa galette.
— Échoué ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— On n’a plus d’armée, Kell, répondit Ham.
— L’armée n’était qu’une partie de notre plan. On a essuyé un revers, c’est vrai, mais on est loin d’avoir été battus.
— Oh, mais enfin, par le Seigneur Maître ! s’exclama Brise Comment est-ce que tu peux afficher cette mine enjouée ? Nos hommes sont morts. Ces choses-là ne t’atteignent jamais ?
— Mais si, Brise, répondit gravement Kelsier. Simplement, ce qui est fait est fait. Il faut qu’on passe à autre chose.
— Exactement ! dit Brise. Qu’on renonce à ta « mission » insensée. Il est temps qu’on laisse tomber. Je sais que tu n’aimes pas ça, mais c’est la vérité !
Kelsier posa son assiette sur le comptoir.
— Ne m’apaise pas, Brise. Ne m’apaise jamais.
Brise se figea, bouche entrouverte.
— D’accord, dit-il enfin. Je ne vais pas utiliser l’allomancie simplement la vérité. Tu sais ce que je pense ? Que tu n’as jamais eu l’intention de t’emparer de cet atium.
» Tu t’es servi de nous. Tu nous as promis la richesse pour qu’on se joigne à toi, mais tu n’as jamais eu l’intention de nous rendre riches. C’est de ton ego qu’il s’agit : tu veux devenir le chef de bande le plus célèbre qui ait jamais existé. C’est pour ça que tu as répandu toutes ces rumeurs, entrepris tous ces recrutements. Tu as connu la richesse – maintenant, tu veux devenir une légende.
Brise se tut, l’expression sévère. Kelsier fixait la bande avec les bras croisés. Plusieurs jetèrent des coups d’œil sur le côté, avec des regards confus qui témoignaient qu’ils avaient déjà réfléchi à ce que Brise venait de dire. Vin en faisait partie. Le silence se prolongea tandis que tous attendaient une réfutation de la part de Kelsier.
Des pas résonnèrent de nouveau dans l’escalier et Spectre déboula dans la cuisine.
— Voulions n’y voir pis montez n’y regarder ! Un rassemblement sur la place de la fontaine !
Kelsier ne parut pas surpris par la nouvelle.
— Un rassemblement sur la place de la fontaine ? demanda lentement Ham. Ça signifie…
— Venez, dit Kelsier en se redressant bien droit. Nous allons regarder.
— Je préférerais qu’on ne fasse pas ça, Kell, dit Ham. Si j’évite ces choses-là, il y a une raison.
Kelsier l’ignora. Il s’avança vers la tête du groupe, dont tous les membres – même Brise – portaient des habits et des capes ordinaires de skaa. Une légère chute de cendres avait commencé et des flocons tombaient paresseusement du ciel, telles des feuilles chutant d’un arbre invisible.
De gros groupes de skaa encombraient la rue, essentiellement des travailleurs des usines ou des filatures. Vin ne connaissait qu’une raison expliquant qu’on libère les travailleurs pour les envoyer se rassembler sur la place centrale de la ville.
Des exécutions.
Elle n’y avait encore jamais assisté. En théorie, tous les habitants de la ville, nobles ou skaa, avaient l’ordre d’assister aux cérémonies d’exécution, mais les bandes de voleurs savaient rester cachées. Des cloches résonnaient au loin, annonçant l’événement, et les obligateurs observaient la foule depuis les côtés des rues. Ils allaient se rendre dans les filatures, les forges et des maisons choisies au hasard en quête de ceux qui ne répondaient pas à l’appel et qui le paieraient de leur vie. Rassembler autant de personnes était une énorme entreprise – mais d’une certaine manière, cette façon de procéder prouvait la puissance du Seigneur Maître.
Les rues se remplirent encore davantage lorsque la bande de Vin approcha de la place de la fontaine. Les toits des bâtiments étaient bondés et les gens se pressaient dans les rues. Ils n’arriveront jamais à tous y tenir. Luthadel ne ressemblait pas à la plupart des autres villes ; sa population était énorme. Bien que seuls les hommes soient présents, il était impossible que tout le monde parvienne à voir les exécutions.
Et pourtant, ils venaient malgré tout. En partie parce qu’on le leur ordonnait, en partie parce qu’ils n’auraient pas à travailler pendant ce temps, mais aussi, supposait Vin, parce qu’ils possédaient cette curiosité morbide commune à tous les hommes.
Tandis que la foule se densifiait, Kelsier, Dockson et Ham commencèrent à dégager un chemin pour la bande parmi les spectateurs. Certains des skaa leur lancèrent des regards indignés, mais la plupart demeurèrent dociles, le regard terne. Certains parurent étonnés, et même surexcités, en apercevant Kelsier, bien que ses cicatrices soient cachées. Ceux-là s’écartèrent de bonne grâce.
La bande finit par atteindre la rangée externe de bâtiments qui entourait la place. Kelsier en choisit un qu’il leur montra d’un mouvement de tête, et Dockson s’avança. Un homme qui se tenait sur le pas de la porte voulut leur en interdire l’entrée, mais Dox désigna le toit puis éleva sa bourse d’un air suggestif. Quelques minutes plus tard, la bande disposait de tout le toit pour elle seule.
— Clampin, tu veux bien nous enfumer ? demanda doucement Kelsier.
L’artisan rabougri hocha la tête et rendit la bande invisible aux perceptions allomantiques liées au bronze. Vin alla s’accroupir sur le rebord du toit et posa les mains sur la petite balustrade de pierre pour balayer la place du regard.
— Quel monde…
— Tu as vécu toute ta vie en ville, Vin, dit Ham qui se tenait près d’elle. Tu as déjà dû voir des foules.
— Oui, mais…
Comment pouvait-elle s’expliquer ? Cette masse changeante et compacte ne ressemblait à rien qu’elle ait déjà vu. Elle était immense, presque infinie, s’étirant le long de toutes les rues qui partaient de la place centrale. Les skaa étaient tellement serrés qu’elle se demandait comment ils avaient même la place de respirer.
Les nobles occupaient le centre de la place, séparés des skaa par les soldats. Ils se trouvaient près du patio central orné de fontaines, qui surplombait la place d’environ un mètre cinquante. On avait installé des sièges pour les nobles qui s’y prélassaient comme s’ils assistaient à un spectacle ou à une course de chevaux. Beaucoup étaient accompagnés de serviteurs qui tenaient des ombrelles pour les protéger des cendres, mais elles tombaient assez légèrement pour que certains se contentent de les ignorer.
Près des nobles se tenaient les obligateurs – les ordinaires en gris, les Inquisiteurs en noir. Vin frissonna. Elle voyait huit Inquisiteurs dont les silhouettes dégingandées dépassaient les obligateurs d’une tête. Mais il n’y avait pas que la taille qui séparait ces sombres créatures de leurs cousins. Les Inquisiteurs d’Acier possédaient une allure, une posture distinctives.
Vin se retourna pour étudier les obligateurs ordinaires. La plupart d’entre eux se dressaient fièrement dans leur robe administrative – plus leur position était élevée, plus leur robe était de qualité. Vin plissa les yeux, brûlant de l’étain, et reconnut un visage légèrement familier.
— Là, dit-elle en le montrant du doigt. C’est celui-là, mon père.
Kelsier s’anima.
— Où ça ?
— Devant les obligateurs, répondit Vin. Le plus petit avec l’écharpe dorée.
Kelsier se tut.
— C’est lui, ton père ? demanda-t-il enfin.
— Qui ça ? intervint Dockson, plissant les yeux. Je ne vois pas leur visage.
— Tevidian, répondit Kelsier.
— Le grand prélan ? répéta Dockson, stupéfait.
— Quoi ? demanda Vin. Qui est-ce ?
Brise gloussa de rire.
— Le grand prélan est le chef du Ministère, ma chère. C’est le plus important des obligateurs du Seigneur Maître – techniquement, il est même plus haut placé que les Inquisiteurs.
Vin ne répondit rien, stupéfaite.
— Le grand prélan, marmonna Dockson en secouant la tête. De mieux en mieux.
— Regardez ! s’exclama soudain Spectre, doigt tendu.
La foule des skaa commençait à s’avancer. Vin l’avait supposé trop compacte pour leur permettre de bouger, mais elle se trompait. Les gens commencèrent à reculer pour former un large couloir qui menait à l’échafaud central.
Qu’est-ce qui peut bien les faire…
Puis elle le ressentit. Un engourdissement oppressant, comme si une énorme couverture pesait sur elle, l’asphyxiant et la privant de toute volonté. Elle brûla aussitôt du cuivre. Et pourtant, comme précédemment, elle aurait juré sentir l’Apaisement du Seigneur Maître malgré le métal. Elle le sentait approcher, s’efforcer de lui faire perdre toute volonté, tout désir, toute puissance d’émotion.
— Il arrive, chuchota Spectre en s’accroupissant près d’elle.
Une voiture noire tirée par deux immenses étalons blancs déboucha d’une rue latérale. Elle roula le long du couloir de skaa, suscitant une impression… d’inéluctabilité. Vin la vit accrocher plusieurs personnes sur son passage et soupçonna qu’elle les écraserait sans ralentir si elles tombaient sur son chemin.
Les skaa s’affaissèrent encore davantage tandis que le Seigneur Maître arrivait, vaguelette visible qui déferlait sur la foule, affaissant leurs postures tandis qu’ils éprouvaient la puissance de son Apaisement. La clameur ambiante de bavardages et de chuchotements s’estompa tandis qu’un silence irréel retombait sur l’immense place.
— Qu’est-ce qu’il est puissant, commenta Brise. Même dans mes meilleurs jours, je ne suis capable d’apaiser que deux ou trois cents hommes. Il doit y en avoir des dizaines de milliers ici !
Spectre regarda par-dessus le bord du toit.
— Ça me donne envie de tomber. De lâcher prise…
Puis il s’interrompit. Il secoua la tête, comme s’il se réveillait. Vin fronça les sourcils. Quelque chose avait changé. Hésitante, elle éteignit son cuivre et constata qu’elle n’éprouvait plus l’Apaisement du Seigneur Maître. Cet atroce sentiment de dépression – de vide et d’insensibilité – avait curieusement disparu. Spectre leva la tête et les autres membres de la bande se redressèrent légèrement.
Vin regarda autour d’elle. En bas, les skaa paraissaient inchangés. Mais pourtant, ses amis…
Elle chercha Kelsier du regard. Le chef de bande se tenait bien droit, fixant la voiture en approche d’un air résolu et concentré.
Il est en train d’exalter nos émotions, comprit Vin. Il neutralise le pouvoir du Seigneur Maître. Kelsier déployait manifestement de gros efforts, même pour protéger un groupe aussi petit.
Brise a raison, se dit Vin. Comment pouvons-nous affronter quelque chose de pareil ? Le Seigneur Maître est en train d’apaiser cent mille personnes à la fois !
Mais Kelsier s’obstinait. Dans le doute, Vin activa son cuivre. Puis elle brûla du zinc pour assister Kelsier, exaltant les émotions des gens qui l’entouraient. Elle avait l’impression de tirer sur un mur immobile et massif. Mais sans doute lui avait-elle apporté une aide, car Kelsier se détendit légèrement et lui lança un coup d’œil reconnaissant.
— Regardez, dit Dockson, sans doute inconscient de la bataille invisible qui se livrait autour de lui. Les charrettes transportant les prisonniers.
Il désignait un groupe de dix grandes charrettes munies de barreaux qui s’engouffraient dans le couloir derrière le Seigneur Maître.
— Vous y reconnaissez qui que ce soit ? demanda Ham en se penchant.
— J’y voyons rien n’y quoi, dit Spectre, mal à l’aise. Mon oncle c’étions vraiment brûler, hein ?
— Oui, mon cuivre est activé, répondit Clampin d’un ton irrité. Vous êtes en sécurité. Et de toute façon, on est assez loin du Seigneur Maître pour que ça n’ait aucune importance – cette place est immense.
Spectre hocha la tête, puis commença manifestement à brûler de l’étain. L’instant d’après, il secoua la tête.
— J’avions pas n’y reconnu personne.
— Cela dit, Spectre, tu n’as pas souvent assisté aux recrutements, dit Ham en plissant les yeux.
— C’est vrai, répondit le garçon.
Même s’il conservait son accent, il faisait visiblement de gros efforts pour parler normalement.
Kelsier monta sur le rebord et s’abrita les yeux d’une main.
— Je vois les prisonniers. Non, je ne reconnais aucun visage. Ce ne sont pas des soldats capturés.
— Qui d’autre, alors ? demanda Ham.
— Essentiellement des femmes et des enfants, on dirait, répondit Kelsier.
— Les familles des soldats ? demanda Ham, horrifié.
Kelsier fit signe que non.
— J’en doute. Ils n’auraient jamais pris le temps d’identifier des skaa morts.
Ham fronça les sourcils, perplexe.
— Des gens choisis au hasard, Hammond, dit Brise en soupirant tout bas. Des exemples – des exécutions aléatoires afin de punir les skaa pour avoir abrité des rebelles.
— Non, même pas, dit Kelsier. Je doute que le Seigneur Maître sache que la plupart de ces hommes avaient été recrutés à Luthadel – et même que ça l’intéresse. Il a dû supposer qu’il s’agissait encore d’une rébellion dans les campagnes. Tout ça… n’est qu’un moyen de rappeler à tout le monde qui commande.
La voiture du Seigneur Maître roula jusqu’à un échafaud situé sur le patio central. Le véhicule menaçant s’arrêta au milieu de la place, mais le Seigneur Maître resta à l’intérieur.
Les charrettes des prisonniers s’arrêtèrent et un groupe d’obligateurs et de soldats commença à les faire descendre. De la cendre noire continuait à tomber tandis que le premier groupe de prisonniers – dont la plupart ne résistaient que faiblement – se faisait entraîner sur l’échafaud central surélevé. Un Inquisiteur dirigeait les manœuvres, ordonnant par gestes que l’on rassemble les prisonniers près de chacune des quatre fontaines.
On fit agenouiller quatre prisonniers – un près de chaque fontaine – et quatre Inquisiteurs élevèrent leur hache d’obsidienne. Quatre haches s’abattirent, quatre têtes roulèrent. On laissa leurs corps, toujours maintenus par les soldats, se vider de leur sang dans les vasques des fontaines.
Celles-ci commencèrent à scintiller d’un éclat rouge tandis qu’elles projetaient ce sang dans les airs. Les soldats rejetèrent les corps sur le côté, puis firent avancer d’autres personnes.
Spectre détourna le regard, écœuré.
— Pourquoi… pourquoi Kelsier ne fait rien ? Pour les sauver, je veux dire ?
— Ne dis pas de bêtises, répondit Vin. Il y a huit Inquisiteurs là-bas – sans parler du Seigneur Maître lui-même. Kelsier serait idiot de tenter quoi que ce soit.
Mais ça ne m’étonnerait pas qu’il l’ait envisagé, se dit-elle en se rappelant la fois où Kelsier s’était montré disposé à affronter seul toute une armée. Elle jeta un coup d’œil sur le côté. Kelsier paraissait déployer de gros efforts – agrippant la cheminée toute proche de ses mains crispées – pour se retenir de se ruer en bas afin d’arrêter les exécutions.
Spectre rejoignit d’un pas hésitant une autre partie du toit d’où il pouvait vomir sans asperger les gens d’en bas. Ham gémit légèrement, et même Clampin paraissait attristé. Dockson observait la scène d’un air grave, comme si assister à ces morts était une sorte de veillée funèbre. Brise se contenta de secouer la tête.
Kelsier, en revanche… Kelsier était furieux. Visage rouge, muscles raidis, yeux enflammés.
Quatre morts de plus, dont un enfant.
— C’est ça, dit-il en agitant une main furieuse vers la place centrale. C’est ça, notre ennemi. Pas question de faire de quartier ni de passer à autre chose. Ce n’est pas un simple travail qu’on peut laisser de côté quand on se heurte à quelques imprévus.
Quatre morts de plus.
— Regardez-les ! ordonna Kelsier en désignant les gradins remplis de nobles.
La plupart semblaient s’ennuyer – et quelques-uns paraissaient même s’amuser, échangeant des plaisanteries tandis que les décapitations se poursuivaient.
— Je sais que vous doutez de moi, dit Kelsier en se tournant vers la bande. Vous croyez que j’ai été trop dur avec les nobles, que je prends beaucoup trop de plaisir à les tuer. Mais est-ce que vous pouvez sincèrement regarder ces hommes rire ainsi et me dire qu’ils ne méritent pas de mourir sous ma lame ? Je ne fais que rendre justice.
Quatre morts de plus.
Vin balaya les gradins d’un regard pressant, affiné par l’étain. Elle trouva Elend assis au milieu d’un groupe d’hommes plus jeunes. Aucun d’entre eux ne riait, et ils n’étaient pas les seuls. Effectivement, beaucoup de nobles prenaient cette expérience à la légère, mais une petite minorité paraissait horrifiée.
— Brise, poursuivit Kelsier, tu m’as interrogé sur l’atium. Je vais être franc. Ça n’a jamais été mon but principal – j’ai rassemblé cette bande parce que je voulais changer les choses. Nous allons nous emparer de l’atium – nous en aurons besoin pour soutenir un nouveau gouvernement –, mais l’objet de cette mission n’est pas de me rendre riche, ni moi ni aucun d’entre vous.
» Yeden est mort. Il était notre prétexte – une manière de pouvoir accomplir quelque chose de bien tout en nous faisant passer pour de simples voleurs. Maintenant qu’il n’est plus là, vous pouvez renoncer si vous le voulez. Allez-vous-en. Mais ça ne changera rien. La lutte continuera. Des gens mourront toujours. Simplement, vous l’ignorerez.
Quatre morts de plus.
— Il est temps d’arrêter la comédie, dit Kelsier en les fixant tour à tour. Si nous voulons toujours agir, nous allons devoir être francs et honnêtes avec nous-mêmes. Nous devons admettre que ce n’est pas pour l’argent. Mais pour arrêter ça.
Il désigna la cour aux fontaines rouges – signal de mort aux yeux des milliers de skaa trop éloignés pour comprendre ce qui se passait.
— J’ai l’intention de continuer mon combat, dit doucement Kelsier. J’ai bien conscience que certains d’entre vous s’interrogent sur mes qualités de chef. Vous croyez que je dore trop mon image auprès des skaa. Vous murmurez que je me fais passer pour un autre Seigneur Maître – vous croyez que mon ego est plus important pour moi que renverser l’Empire.
Il s’interrompit, et Vin lut la culpabilité dans les yeux de Dockson et des autres. Spectre rejoignit le groupe, l’air toujours un peu malade.
Quatre morts de plus.
— Vous vous trompez, poursuivit Kelsier. Vous devez me faire confiance. Vous m’avez accordé cette confiance quand nous avons démarré cette mission, malgré le danger apparent. J’en ai toujours besoin ! Quelle que soit l’impression que puissent donner les choses, quelle que soit l’improbabilité de notre réussite, nous devons continuer à nous battre !
Quatre morts de plus.
La bande se retourna lentement vers Kelsier. Résister à l’influence du Seigneur Maître sur leurs émotions paraissait demander à Kelsier un effort nettement moins grand, bien que Vin ait laissé son zinc s’éteindre.
Peut-être… peut-être qu’il peut y arriver, se dit-elle malgré elle. S’il y avait jamais eu un homme en mesure de vaincre le Seigneur Maître, c’était Kelsier.
— Je ne vous ai pas choisis pour vos compétences, dit-il, bien que vous soyez très doués. J’ai choisi chacun d’entre vous spécifiquement parce que je sais que vous êtes des hommes de conscience. Ham, Brise, Dox, Clampin… vous êtes réputés pour votre honnêteté, et même votre charité. Je savais que si je voulais assurer la réussite de ce plan, j’aurais besoin d’hommes qui se soucient vraiment de ce qui se passe.
» Non, Brise, ce n’est pas une question de castelles ni de gloire. C’est de guerre qu’il s’agit – une guerre que nous livrons depuis mille ans et à laquelle je compte mettre fin. Vous pouvez vous en aller si vous le souhaitez. Vous savez que je laisserai partir n’importe lequel d’entre vous – sans poser de questions ni exercer de représailles – si vous le souhaitez.
» En revanche, poursuivit-il avec une dureté croissante dans le regard, si vous restez, vous devez cesser de mettre mon autorité en doute. Vous pouvez exprimer des inquiétudes quant à la mission elle-même, mais il n’y aura plus d’échanges à mi-voix concernant mon rôle de chef. Si vous restez, vous me suivez. Compris ?
Il regarda fixement les membres de la bande un par un, droit dans les yeux. Chacun répondit par un hochement de tête.
— Je ne crois pas qu’on ait jamais douté de toi, Kell, dit Dockson. C’est seulement… qu’on s’inquiète, et à raison, il me semble. Une grande partie de notre plan reposait sur l’armée.
Kelsier désigna au nord les portes principales de la ville.
— Qu’est-ce que tu vois au loin, Dox ?
— Les portes de la ville ?
— Et qu’est-ce qui a changé en elles récemment ?
Dockson haussa les épaules.
— Rien de particulier. Elles sont un peu dépeuplées, mais…
— Pourquoi, lui lança Kelsier. Pourquoi sont-elles dépeuplées ?
Dockson hésita.
— Parce que la garnison est partie ?
— Exactement, répondit Kelsier. Ham pense qu’elle a dû partir pour quelques mois à la poursuite des vestiges de notre armée, et que seuls dix pour cent des hommes sont restés en arrière. C’est logique arrêter des rebelles, c’est le genre de tâche pour laquelle on a créé la garnison. Luthadel est peut-être exposée, mais personne ne l’attaque jamais. Personne ne l’a jamais fait.
Les membres de la bande gardèrent le silence tandis qu’ils commençaient à comprendre.
— La première partie de notre plan visant à prendre la ville a été accomplie, dit Kelsier. Nous avons fait sortir la garnison de Luthadel. Ça nous a coûté bien plus que prévu – bien plus que ça n’aurait dû. Si une guerre éclate pour de bon entre les maisons, le Seigneur Maître aura du mal à l’arrêter. À supposer qu’il le veuille. Pour des raisons qui m’échappent, il a tendance à reculer et à laisser les nobles se battre entre eux une fois par siècle environ. Peut-être qu’il s’est aperçu que les laisser se sauter à la gorge les tenait à l’écart de la sienne.
— Mais si la garnison revenait ? demanda Ham.
— Si j’ai raison, dit Kelsier, le Seigneur Maître va la laisser pourchasser les traînards plusieurs mois, pour permettre à la noblesse de se défouler un peu. Sauf qu’il va récolter bien plus qu’il ne s’y attend Quand cette guerre entre maisons va commencer, on profitera du chaos pour s’emparer du palais.
— Avec quelle armée, très cher ? demanda Brise.
— Il nous reste quelques hommes, répondit Kelsier. Et nous avons le temps d’en recruter d’autres. Nous allons devoir être prudents – faute de pouvoir utiliser les grottes, il faudra cacher nos troupes dans la ville. Ce qui va sans doute nécessiter de constituer des groupes plus restreints. Mais ça ne posera pas de problème – vous comprenez, la garnison finira par revenir.
Les membres du groupe échangèrent un coup d’œil tandis que les exécutions se poursuivaient en bas. Vin gardait le silence, s’efforçant de comprendre ce que Kelsier voulait dire par cette déclaration.
— Exactement, Kell, répondit lentement Ham. La garnison va revenir, et on n’aura pas d’armée assez nombreuse pour la battre.
— Mais nous allons bel et bien disposer du trésor du Seigneur Maître, dit Kelsier en souriant. Ham, qu’est-ce que tu répètes tout le temps au sujet des hommes de la garnison ?
Le Cogneur réfléchit un instant, puis sourit lui aussi.
— Que ce sont des mercenaires.
— Nous allons nous emparer de l’argent du Seigneur Maître, dit Kelsier, et ça signifie que nous aurons aussi son armée. Ça peut encore marcher, messieurs. On peut s’en assurer.
La bande sembla regagner confiance. Vin, en revanche, tourna les yeux vers la place. Les fontaines laissaient échapper un flot si rouge qu’elles paraissaient entièrement remplies de sang. Dominant la scène le Seigneur Maître l’observait depuis l’intérieur de sa voiture d’un noir de jais. Les vitres étaient ouvertes et Vin – à l’aide de l’étain – distinguait à grand-peine une silhouette assise à l’intérieur.
C’est lui notre véritable ennemi, se dit-elle. Pas la garnison absente, ni les Inquisiteurs avec leurs haches. Cet homme-là. Celui du journal.
Nous allons devoir trouver un moyen de le vaincre, faute de quoi tout le reste n’aura servi à rien.